Parcours de vie de Roland Tran Van
Évidemment ma rencontre avec le blog n’a rien de fortuit. Des années que je tente ponctuellement ma chance sur le net « Sarlat » « abri joyeux » « École Ferdinand Buisson »… Aujourd’hui, la timbale, mais avec un coup de retard… Dommage !
Je suis arrivé à Sarlat un après-midi de septembre 1960, quatre années après les accords de Genève qui mettaient un terme à la guerre d’Indochine. Je me souviens la chaleur de cet été, la douceur de la main de ma mère, l’ombre des grilles dans le virage du Plantier, l’entrée de l’Abri joyeux et le bruit du gravier sous nos pas, l’accent chantant de la mère supérieure « Tu es content d’être avec ton frère ? »…
Outre les orphelins français de souche, l’Abri joyeux recueillait à cette époque des eurasiens (fruits des colonies, fruits du fruit défendu) reconnus et oubliés par leurs pères français, militaires, légionnaires, fonctionnaires ou colons, qui s’étaient encongaillés en Indochine, et qui, de retour au pays, retrouvaient leurs légitimes, ou dont le père était décédé ou avait disparu. Parmi ces métis, j’étais une exception « non reconnu, nom vietnamien, non baptisé, païen ».
Nous étions une cinquantaine de gamins dans cet abri qui usurpait son qualificatif. Il y avait les petits et les grands. Les cornettes n’étaient pas tendres. L’amour du prochain et la charité chrétienne nous y étaient parfois lourdement dispensés de la main et de son revers ; la laisse de Youki, le chien de la pension, était le châtiment suprême. J’entends les coups de fouet et les cris des enfants. Je revois le visage de Jean-Pierre D. forcé de finir son assiette remplie des vomissements de son écoeurement. Je me rappelle la résistance et la capitulation de Bernard B. qui refusait de baisser les yeux malgré la violence des claques. L’obscurité du cagibi expiatoire terminait la purification (à propos d’obscurité, qui se rappelle de l’éclipse de février 1961 ?). Côté tendresse fallait repasser … ou bien la conquérir auprès des monitrices, chacun usant de subtiles manoeuvres pour s’attirer la précieuse faveur. Quand l’un de nous parvenait à ses fins, il enfilait illico le costume du « chouchou » et s’attirait alors les faveurs plus hostiles et rugueuses des autres prétendants…
Cependant j’aime à penser que cet abri nous a protégé, et que les bonnes sœurs ont fait de leur mieux, comme il se devait alors, avec leurs moyens et le souci d’élever cinquante enfants et de les armer pour la vie. D’ailleurs, elles se fendaient pour nous améliorer l’ordinaire. Qui se souvient avoir vu « Tintin et la Toison d’or » au cinéma de Sarlat en 1961 ? … et en 1962, au cirque Pinder, Danny Boy et ses Pénitents avec leurs cagoules noires ?… Qui a cauchemardé avec la Belle et la bête, et qui ne comprenait rien aux discours du grand Charles sur l’Algérie à la télévision ?... et les tours de manège, place de la Rigaudie, et les kermesses du Plantier ?... Qui a eu droit à son petit pèlerinage annuel à Lourdes ?
De Sarlat encore provinciale des années 60, je garde l’ambiance de son marché que nous traversions pour aller à l’école, le bruit des sacs de noix qui s’empilent, le conciliabule des marchands de bestiaux… L’hiver glacial et la première neige… Les cris et le grand cirque des hirondelles les soirs d’été… Les senteurs d’aubépine, le parfum des violettes… Le raisin amer des vignes abandonnées… La croix d’Allon… La fermette… L’allée de platanes et les grands arbres aux troncs filandreux du Plantier… La marchande de roudoudous en face de la cathédrale… L’agent de la circulation devant l’école (un homme bon qui avait organisé un goûter pour toute la pension… je me souviens de ses tartines de confiture…).
Et Ferdinand Buisson… Quatre années durant que mes fonds de culotte ont lustré les bancs de l’école. Pourtant je ne conserve que le souvenir d’un élève turbulent et quelques ambiances de récréation : l’interception par Mme… de mon gros mot (si gros qu’il tenait à peine sur le petit papier !) ; cette fichue boulette échappée de mon élastique dans la coiffure de Mme… ; la détonation de mon pétard à capsule qui n’aurait jamais dû éclater au contact de la boîte d’allumettes ; l’explosion de rire déclenchée par ma précipitation à répondre (avec le sentiment pourtant que quelque chose clochait) que Philippe était un prénom féminin puisque la maîtresse venait d’expliquer que tous les noms féminins se terminent par un « e ». Je ne me souviens plus du nom de cette maîtresse de CE. Je me rappelle sa sévérité et sa manie excessive de nous faire porter le bonnet ou de nous étirer le chewing gum sur le bout du nez, debout devant la classe.
Pour ces exploits remarquables, Mme… m’avait un peu pris en grippe. J’ai écopé pour avoir copié sur mon voisin, son favori, parce qu’il n’était pas possible que je trouve le résultat de calcul avant lui. À l’humiliation du bonnet, je préférais sans conteste les petits séjours sous le bureau dont les dessous étaient très instructifs si l’on voulait bien se donner la peine d’être curieux… !
Côté cour, c’était mieux… Quoique le piège des toilettes était plutôt traumatisant. Les petits salopards qui s’amusaient à ouvrir les portes pendant l’offrande et qui nous mitraillaient de cailloux se reconnaîtront. Je me vois encore, pleurant de rage, m’éjecter des toilettes le pantalon aux chevilles… Il était donc fortement recommandé d’avoir un protecteur. De la cour de récréation remontent les fusillades entre cow boys et indiens, les grandes chevauchées à la Monty Python, le son des billes qui s’entrechoquent, le fil à la patte du hanneton, l’ambiance lors de l’assassinat de Kennedy, et quelques coups de poings pour défendre notre couleur de « chinois vert » (pourquoi vert d’ailleurs ?).
J’ai quitté Ferdinand Buisson après le CM1 que j’ai fait avec M. Baron et je me souviens qu’ « un beau matin Pierre ouvrit la porte du jardin et s’en alla dans les prés verts ». À Sarlat, j’ai dû être « bon élève mais peut mieux faire » puisque j’ai tenu le peloton de tête en CM2 à Saint-Germain-en-Laye. Mais mes petites turbulences de l’enfance annonçaient une adolescence autrement plus tumultueuse. En 1972, après douze années de pensionnat, l’école Saint-Euverte d’Orléans me remerciait. En 1973, j’abandonnais les études. En 1984, j’ai repris mon cartable et mes crayons pour des études d’histoire qui m’ont amené à la maîtrise et aux portes de l’agrégation. Depuis 2004, je suis expert en documentation au sein d’une autorité de régulation des pratiques boursières.
Je suis retourné à Sarlat en août 1998. J’ai photographié l’orphelinat, l’école Ferdinand Buisson, le jardin du Plantier. Ce n’était plus la ville de mon souvenir. Déçu, je pensais être le dernier des Mohicans.
Je suis touché de voir que les enfants de l’Abri joyeux occupent une place dans vos cœurs et vos esprits.
Je remercie Alain Charbonnau pour ce mauvais tour joué contre l’oubli ainsi que Dominique Putelat pour son témoignage sur l’Abri joyeux (en espérant que le repas le plus cher de sa vie aura vraiment été le plus cher !) Que de regrets quant à moi de n’avoir pu participer à cette réunion… y en aura-t-il d’autres ?
Bien à vous tous, les Mohicans.
Roland